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Mondes virtuels, vrai business
Le 22/02/05 à 18h25

Super interressant :

Mondes virtuels, vrai business

Pour 26.500 dollars, David vient de s’acheter une île paradisiaque. Sauf que cette île n’existe pas. David le sait, mais qu’importe. Adepte des jeux de rôle sur Internet, le jeune Australien espère simplement récupérer sa mise en revendant son trésor « à la découpe ». Enquête sur un phénomène planétaire, avec monnaie de singe et flibustiers du cyberespace.

Pierre-Laurent Mazars


IL EST assez content de lui, David Storey. Et de son investissement. Pensez : 26.500 dollars pour une île exotique de 25 km², gorgée de ressources naturelles et peuplée d’une faune exubérante, une affaire. Bon, l’île n’est pas exactement réelle. Elle est en tout cas nettement moins palpable que les billets verts dépensés par David pour l’acquérir : « Treasure Island » (c’est son nom) est faite non pas de sable, de roche et de végétaux mais d’octets, de pixels et d’une bonne dose d’imagination. Ce territoire virtuel n’existe que dans les ordinateurs de MindArk, la société suédoise éditrice de Project Entropia, un jeu en ligne lancé en janvier 2003.

Pour aller se promener sur ses « terres », David Storey s’installe devant le moniteur de son PC et se connecte, via Internet, aux serveurs de Project Entropia. Il épouse alors l’identité de Deathifier, son double numérique (1), pionnier parti coloniser, avec quelques dizaines de milliers d’autres aventuriers, une lointaine planète baptisée Calypso. « Là-bas », il croise toutes sortes de créatures fantasmagoriques : robots, mutants, monstres écumant vallées et forêts, mais aussi personnages qui, comme lui, sont l’incarnation de joueurs de chair et d’os. Avec ces derniers, il peut lier connaissance, discuter, faire équipe, commercer, ou se battre. Comme dans tous les MMORPG (2).

Project Entropia est cependant un MMORPG d’un genre un peu particulier. Le logiciel se télécharge gratuitement et l’on peut y jouer sans payer d’abonnement, à l’inverse de la plupart de ses concurrents. Mais pour s’équiper, acquérir les biens nécessaires à la survie et au développement de leur avatar, les joueurs doivent investir de l’argent bien réel : celui-ci est injecté dans le jeu via une interface de règlement par carte bancaire. Le versement est aussitôt converti en monnaie « locale », le PED (Project Entropia Dollar), qui possède un taux de change fixe avec le dollar américain (1 US$ = 10 PED).

C’est ainsi que Deathifier, à l’issue d’une vente aux enchères, s’est offert à la mi-décembre son domaine chimérique ; 265 000 PED (20 000 €, donc, pour devenir le seigneur de l’île au trésor. David Storey assume sans ciller l’acquisition. Cet Australien de 22 ans, étudiant en science informatique à Sydney, joue même les bravaches en glissant : « Je m’attendais à devoir payer plus. » Lui voit là un investissement, qu’il dit d’ailleurs avoir réalisé pour le compte de tiers restés dans l’ombre : « Je leur ai montré l’île, et après avoir analysé son potentiel, ils ont accepté de financer l’opération. Notre but est de récupérer notre mise, puis de faire un petit bénéfice au bout de quelques années. » Deathifier peut en effet exploiter l’île en prélevant des taxes sur les activités (chasse, etc) auxquelles s’y livrent les visiteurs, et en revendant « à la découpe » une partie du terrain aux joueurs désireux de s’offrir leur lopin de paradis artificiel…

Ce n’est pas gagné. En deux mois, David a modestement engrangé 730 dollars. Mais le jeune Australien reste confiant. Des obstacles techniques l’ont empêché pour l’heure d’exploiter tout le potentiel, notamment foncier, de sa propriété. Lorsque ces barrières seront levées, il pourra vendre 60 lots de terrain virtuel, dont il espère tirer 300 à 500 dollars l’unité. Il se dit certain de trouver acquéreur. MindArk revendique 130 000 comptes actifs, dont quelques titulaires ont déjà prouvé qu’ils étaient prêts à verser des sommes non négligeables pour améliorer le cyberordinaire de leur avatar. Selon l’éditeur, les richesses circulant dans Project Entropia (somme de la masse monétaire et de la valeur d’achat des objets détenus par les joueurs) atteignaient en janvier un total de 16 millions de dollars…

Ahurissant ? Pas tant que ça, si l’on considère l’évolution récente des MMORPG. Ce loisir d’un nouveau genre, qui rencontre depuis quelques années un succès planétaire considérable, suscite un tel investissement personnel chez les joueurs qu’il a engendré une activité secondaire inattendue : la commercialisation, dans le monde réel et au prix fort, d’objets virtuels _personnages et biens divers_ qui n’existent pas davantage que l’île au trésor de Deathifier. Avec son côté « casino », Project Entropia est l’aboutissement logique de cette tendance, désormais marquée par la volonté des éditeurs de contrôler le « marché gris » qui s’est agrégé à leurs produits.

Un coup d’œil sur eBay, le principal site d’enchères en ligne, donne une idée du prodige. Ces derniers jours, on pouvait y voir des chevaliers Jedi de Star Wars Galaxies se négocier entre 500 et 1 000 dollars ; un elfe noir de Lineage II, de niveau 60 et puissamment équipé, trouvait preneur à 347 dollars ; un compte (3) du jeu Darge Age of Camelot (DAoC), incluant un assassin Kobold et un séide Shar, était cédé pour 255 dollars. Plus fort : les monnaies virtuelles sont cotées et échangées en ligne, selon un taux de change flottant, contre de vraies devises. Sur des sites spécialisés, on peut ainsi acheter en ce moment 8 millions de gils (Final Fantasy XI) pour 291,95 dollars, 20 millions d’adenas (Lineage II) pour 194,95 dollars, ou 500 golds d’EverQuest II pour 246,95 dollars.


Un économiste américain, Edward Castronova, professeur associé à l’Indiana University, s’est fait une spécialité de l’observation de ces étranges mécanismes, auxquels il a consacré plusieurs études (4). La première d’entre elles, en décembre 2001, portait sur Norrath, le monde dans lequel évoluaient quelque 400 000 abonnés à EverQuest, alors le plus populaire des jeux en ligne. En se basant sur les transactions réalisées sur eBay, Castronova est parvenu à d’ébouriffantes conclusions : avec un PNB par habitant de 2 266 dollars, Norrath était selon lui le 77ème pays le plus riche du monde, juste derrière la Russie ! D’après ses calculs, le résident moyen de Norrath générait un revenu chiffrable à 3,42 dollars l’heure. Dans une autre étude, l’an dernier, Castronova a estimé que l’ensemble des MMORPG avaient un impact économique global équivalent au PIB de la Namibie…

Ses raisonnements, sans doute un peu biaisés, ont le mérite de souligner l’ampleur prise par le phénomène. La foire à l’objet virtuel n’a cessé de s’étendre depuis l’avènement des premiers MMORPG, à la fin des années 90. Les débuts ont été modestes. Il s’agissait d’abord, pour des joueurs souvent très jeunes, d’encaisser un peu d’argent de poche en revendant aux plus accros telle amulette d’invulnérabilité ou telle épée enchantée rarissime. Puis, certains s’y sont mis à une plus grande échelle.

Rak _alias Mathieu, 26 ans, chef de projet Internet et software_ a été l’un des pionniers et principaux acteurs, en France, de cette activité. Il y est venu en 1999, par Ultima Online, tout premier MMORPG. Un peu par obligation : « J’étais étudiant, raconte-t-il, je jouais beaucoup et il n’y avait encore pas d’ADSL ni de forfaits illimités. Le jour où une facture France Telecom de près de 3.000 francs est tombée, ma mère m’a sommé de rembourser, sous peine de me couper l’Internet. J’ai mis en vente mon compte, qui était alors l’un des meilleurs du serveur sur lequel je jouais. J’en ai tiré 2 000 dollars ; après règlement de la facture, il me restait encore plus de 10.000 francs. » Alléché, Rak continue dans cette veine très lucrative, se faisant courtier à l’occasion, écumant d’autres mondes : Asheron’s Call, où il achète et revend des comptes de jeu (l’un, acquis 1.075 dollars, trouve preneur trois mois plus tard pour 5.100 dollars) ; Star Wars Galaxies, où il débite de la monnaie virtuelle créée à bon compte grâce à l’exploitation d’une faille de programmation _« une vraie planche à billets pendant huit mois ».

Au total, en un peu moins de cinq ans d’activité, ce flibustier des mondes virtuels affirme avoir récolté 40.000 dollars de bénéfices dans ce qu’il appelle son activité d’« eBaying ». Il a progressivement abandonné le filon, l’an dernier, après avoir fait le choix _non sans hésitation_ de privilégier son métier « dans la vraie vie ». Entre-temps, le secteur s’est professionnalisé. Le marché s’est considérablement élargi, notamment en Asie : on peut aujourd’hui estimer à quelque 7 millions le nombre d’abonnés à des MMORPG dans le monde (5). Des « grossistes » sont apparus, tel IGE (Internet Gaming Entertainment), société basée à Hong Kong, sorte d’hyper de la marchandise virtuelle. Son président, Steve Salyer, dit évaluer à 880 millions de dollars annuels le florissant marché secondaire dont IGE est leader.

Côté production, bien des histoires circulent au sujet des « ateliers » (sweatshops), ou « centres d’élevage » (farming centers), qui fleuriraient dans les pays à main-d’œuvre bon marché : de petites affaires montées autour d’une simple salle et d’une batterie de PC, devant lesquels des employés se relayeraient 24 h/24, à hanter les principaux MMORPG pour y récupérer les éléments de jeu les plus demandés ; les biens numériques ainsi amassés à la chaîne alimentant ensuite les sites de revente sur lesquels les « vrais » joueurs font leurs emplettes.

Ce taylorisme virtuel est particulièrement répandu en Asie. Là-bas, sa pratique intensive a « pourri » les jeux les plus populaires, tels Lineage II ou Final Fantasy XI, dont les joueurs se lassent de voir leur terrain de jeu accaparé par des farmers chinois faisant les trois-huit devant l’antre du dragon local. Pour tenter d’éviter une telle dérive, Blizzard, l’éditeur du dernier MMORPG en vogue, World of Warcraft, a pris le taureau par les cornes : des mécanismes ont été intégrés au programme de jeu pour limiter les possibilités de commerce d’objets ; et des règles interdisant strictement l’« eBaying » ont été édictées. D’autres éditeurs, tel Sony pour EverQuest, ont déjà tenté par le passé de bannir ce marché jugé parasitaire, sans grand succès ; cette fois, Blizzard semble particulièrement déterminé à défendre pied à pied ses droits de propriété intellectuelle.

Sur ce point, pourtant, il subsiste un flou juridique : un objet virtuel appartient-il au créateur du monde artificiel qui le contient, ou au joueur qui le détient ? Le litige qui a opposé en 2002 la petite société californienne Black Snow Interactive (BSI) à Mythic Entertainement, éditeur du jeu Dark Age of Camelot, aurait pu apporter une première réponse. BSI avait installé à Tijuana, de l’autre côté de la frontière mexicaine, un farming center où une escouade de péons modernes labouraient sur huit ordinateurs les sillons numériques de DAoC, pour ensuite écouler leur moisson sur eBay. La petite entreprise devenant prospère, Mythic a pris la mouche et obtenu qu’eBay mette fin à ces enchères. Le proscrit a saisi la justice pour contester cette mesure, arguant qu’il vendait du temps de jeu et non le bien d’autrui.

Mais BSI a mis la clé sous la porte avant que la justice n’ait tranché. « La question reste ouverte : on ne sait toujours pas si l’objet virtuel est un bien au sens juridique du terme, donc susceptible d’appropriation et de vente », résume Aurélien Pfeffer, cofondateur du site JeuxOnLine (6) et juriste en droit des nouvelles technologies. Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour David Storey, propriétaire putatif d’une île imaginaire à 26.500 dollars.


(1) On appelle « avatar » ce personnage virtuel.
(2) Massively multiplayer online role-playing games (jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs). Caractéristique la plus marquante de ces jeux vidéo sur Internet, outre l’interaction entre participants : ce sont des « mondes persistants », où des joueurs sont connectés en permanence. Lorsque l’un d’eux se déconnecte, c’est un peu comme si le personnage qu’il incarne allait dormir. En son absence, l’univers continuera d’évoluer. Certains préfèrent désigner les MMORPG sous le terme plus évocateur de « mondes virtuels ».
(3) Un compte comprend, outre le droit d’utilisation du jeu, les avatars _plus ou moins puissants selon leur niveau de progression_ et toutes leurs possessions.
(4) Téléchargeables (en anglais) à cette adresse : http://papers.ssrn.com/sol3/cf_dev/...m?per_id=277893
(5) http://www.mmogchart.com/
(6) http://www.jeuxonline.info/
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